Force est de constater qu'à cet exercice, Jean-Pierre Muller s'en sort tout à fait honorablement en proposant une approche originale de l'histoire américaine de Châteauroux. J'ai en effet été assez agréablement surpris par ce livre qui, plutôt que de seulement
évoquer le choc des cultures française et américaine, le fait
toucher du doigt au lecteur. De plus, les anecdotes et faits divers réels distillés au cours du récit sont assez détaillés pour qu'un lecteur, même s'il ne connaît pas l'histoire ni la région de Châteauroux (c'est mon cas), puisse faire la part des choses et distinguer le vraissemblable du vrai.
.Au cours des soixante premières pages (approximativement un tiers du livre), contre toute attente, il n'est en rien question de la présence américaine à Châteauroux. Jean Pierre Muller nous plonge dans le quotidien d'une famille d'agriculteurs, les Fromentin.
Vendanges, travail de la terre, tracas liés aux maladies décimant les cultures... L'immersion du lecteur est progressive, aidée en celà par l'utilisation régulière du patois berrichon dans le texte. De même, l'auteur ne manque pas d'évoquer les croyances et superstitions de la population rurale du Berry, traditionnellement terre de sorcellerie.
Si ces procédés ne facilitent pas forcément la lecture, ils participent en tous cas à l'imprégnation de la culture paysanne chez le lecteur, et a une meilleure appréhension du choc culturel qui s'ensuivra.
.Avec une certaine habileté, l'auteur aborde ensuite l'éventualité de l'installation de l'armée américaine dans la région par l'intermédiaire de rumeurs colportées par la population locale. Ces "on dit", sont alors plus ou moins déformés, à la manière dont, on l'imagine, les nouvelles se sont effectivement répandues à Châteauroux au début des années cinquante. Là encore, ce procédé parvient presque à faire oublier la suite rélle, connue pourtant, tant elle fait désormais partie de l'histoire castelroussine, en suspendant le lecteur aux hypothèses et aux rumeurs de la cité.
.Après la période de doute et d'incrédulité, s'ensuit alors la période de questionnement et d'inquiétude : pourquoi cette nouvelle
occupation en temps de paix? Pourquoi Châteauroux?
Quid des menaces induites par cette base américaine? Menaces militaires en cas de conflit, certes, mais également menaces civiles au quotidien, dans une ville où débarquent les grosses voitures américaines, fascinant d'un côté, mais représentant un danger routier de l'autre ; climat d'insécurité dans les rues où les bagarres se multiplient, où les mères tremblent pour leurs filles, où la prostitution est une réalité tangible...
.Si tous ces aspects avérés de la présence américaine en France et, en l'occurrence, à Châteauroux, ont déjà pu être évoqués
dans d'autres travaux, j'ai personnellement eu, pour la première fois, l'impression de "vivre" cette cohabitation, ce choc des cultures grâce aux nombreux exemples détaillés de scènes quotidiennes. Face à un parti communiste nombreux et actif, les Américains, envoyés en France pour
protéger le pays du risque de domination soviétique, ne comprennent pas l'accueil qui leur est réservé lorsqu'il retrouvent systématiquement leurs voitures avec les pneus crevés, du sucre dans le réservoir d'essence, sans parler des inscriptios
US go home fleurissant sur tous les murs de la ville.
.Bien entendu, outre une certaine incompréhension réciproque, Chronique des années cinquante dans l'Indre ne manque pas d'évoquer le pouvoir de séduction de ces Américains et de leur mode de vie : le Coca Cola ou le tabac blond qu'on consomme sans forcémment les apprécier, afin d'être à la mode ; le whisky et le bourbon, mais aussi l'arrivée du twist et du rock'n roll dans un pays de bourrées et de polkas...
.L'exemple des mariages franco-américains vient enfin clôturer le livre en mettant en avant l'évolution progressive des mentalités, la fascination de l'
American way of life, même chez certains sympathisants communistes, bien forcés de constater que les Américains ne sont pas tous, ni autant méprisables que le Parti voudrait le faire croire.
On peut, à ce stade, relever une petite incohérence de la part de l'auteur dans le profil d'un de ses personnages, ou plutôt une trop grande intervention de sa part, dans la bouche du patriarche qui, à certains moments de l'histoire, ne peut aligner deux phrases sans employer le patois berrichon, et qui, à d'autres reprises, est capable de débattre de grandes idées telles que la doctrine communiste ou l'impérialisme américain, dans un français irréprochable et soutenu .
Ce n'est pourtant là qu'un détail et, force est de constater que le pari relevé par l'auteur en proposant ce roman réaliste est gagné.
.Pour les passionnés et/ou les nostalgique de l'époque américaine, précisons qu'en dehors de deux photos (en première et quatrième de couverture), le livre ne contient aucune autre illustration. Les lecteurs désireux d'en apprendre davantage sur la base de Châteauroux et son histoire pourront compléter la lecture de
Chronique des années cinquante dans l'Indre par celle de l'étude historique de Didier Dubant parue en 2008 chez le même éditeur, intitulée
Base américaine de Châteauroux-Déols, 1951-1968.